Comme Gramsci, je hais l'indifférence

Réflexion après ces trois jours de grève (en Belgique)

Et puis quoi, après ces trois jours de grève ? Peut-être rien. Peut-être ce grand vide poisseux qui suit les élans, ce silence de béton où le pouvoir se bouche les oreilles et continue sa route comme un char qui écrase tout, sûr de sa propre nécessité, même quand elle pue la ruine. Ce gouvernement ressemble à ces types qui roulent trop vite la nuit : persuadés d’avoir raison jusqu’à l’impact.

On pourrait dire que c’était vain, tout ça. Battre le pavé, fermer nos services, se coller au froid comme des chiens têtus. Hier, on a tiré le rideau de notre service, secteur de l’aide à la jeunesse pour protester, pour exister un peu. Ce matin, jour off, j’étais à Mons, planté devant un piquet comme un type qui cherche encore à croire que la solidarité n’est pas un mot crevé. C’est peut-être inutile, oui. Mais parfois, l’inutile est la seule chose digne. Faire grève non pas pour souffler, picoler ou se dorer la couenne comme le racontent les imbéciles, mais parce qu’il y a des moments où ne rien faire, c’est déjà trahir. L’indifférence, disait Gramsci, c’est le poids mort de l’Histoire. Et on en traîne assez comme ça.

Je n’ai jamais demandé à être un homme de gauche. C’est arrivé comme la pluie, sans prévenir : malgré moi, malgré elle, malgré tout. Et puis je suis travailleur social — dans l’aide à la jeunesse, dans la santé mentale, auprès de personnes venues d’ailleurs, cabossées par l’exil. Alors je vois. Je vis. Je prends en pleine gueule ce qui vient : les réformes, les coupes, l’austérité qui revient comme une vieille maladie chronique. À tous les étages : province, région, fédéral. On dirait un immeuble qui s’effondre du toit jusqu’aux caves.

Il y a quelques jours, on est sortis d’une réunion vidés (dans un autre service dans lequel je travaille, dans la santé mentale pour des personnes d’origine étrangère), comme après un enterrement sans corps. On a compris que notre service allait se retrouver dans le noir. Plus de subventions. Plus de moyens. Des collègues sur le carreau, et surtout des gens — des vrais, pas des statistiques — qui n’auront plus nulle part où poser leur détresse. Saturés, on l’est déjà. Et demain ? On laissera ces types dans les rues, sous les ponts, dans les marges. Certains glisseront dans l’illégalité, d’autres préféreront la mort. Voilà la grande réforme : dégraisser le vivant.

Dans l’aide à la jeunesse, c’est le même clou, mais enfoncé plus fort. Moins de moyens. Plus de gamins paumés, écorchés, affamés de soins, de fric, de regard. La logique voudrait qu’on nous aide davantage. Mais la logique, ici, est une étrangère.

Pendant ce temps-là, on nous parle de sacrifices pour gagner quelques miettes de salaire. On sabre la santé, les services publics, la culture — tout ce qui empêche une société de devenir une jungle administrative. Et en échange ? Une TVA maquillée, trois cacahouètes, l’essence, le gaz, même les frites qui flambent. Deux cents euros en moins pour la plupart. La grande magie noire du libéralisme : faire payer les pauvres parce qu’ils sont nombreux. Et les riches, eux, passent entre les gouttes. Toujours. C’est dans leur nature météorologique.

La classe populaire, la classe moyenne — celles qui bossent, qui se lèvent, qui tiennent debout malgré la fatigue — seront les grandes perdantes. On appelle ça “réforme”. On devrait l’appeler “mains propres, poches pleines”.

Alors oui, je me bats — même si le mot est trop grand pour moi. Je me tiens là, simplement. Pour ceux qui ont besoin. Pour ne pas être de ceux qui regardent par la fenêtre pendant que d’autres crèvent en bas. J’ai horreur de l’indifférence, cette lèpre des âmes tièdes. Il faut rendre compte de ce qu’on fait, et surtout de ce qu’on n’a pas fait. Il n’y a pas de fatalité, seulement des absences de courage.

Je vis, donc je prends parti. Je refuse de laisser le monde se déliter sans lever au moins une voix, un doigt, un bout de cœur. Je hais l’indifférence parce qu’elle est confortable, et que le confort est souvent l’antichambre de la lâcheté.

Et au fond, peut-être que la seule vraie défaite, c’est de ne plus rien sentir. De se laisser glisser dans la nuit comme si elle allait de soi.

Alors je reste debout. Même si ça ne change rien. Même si c’est dérisoire.

Parce que parfois, le dérisoire est tout ce qui nous reste d’humain.

La plume perchée de Sébastian Blysk

Par Sebastian Blysk

Ecrivain, et travailleur social (ou inversement)

Auteur d’Une Petit longue déclaration, recueil publié le 9 mars 2022
aux éditions Frison-Roche Belles-lettres.

“Les Fragments d’un chagrin” est sorti le 29 janvier 2025 aux éditions Lys Bleu

Je suis dans la rédaction d’un roman.