La beauté mourante des jours ordinaires

Fiction ?

À l’intérieur du bar, près de la grande fenêtre embuée, il était à huit heures du matin devant un chocolat chaud et une viennoiserie qu’il regardait comme si c’était un luxe. Le Plysk n’avait pas l’habitude d’être là à cette heure-là : normalement, il serait encore dans le train, à bouquiner mal réveillé, à réfléchir au message rassurant qu’il allait envoyer à sa mère pour lui confirmer qu’il avait survécu aux rails du matin. Des années qu’il ne vivait plus chez ses parents, mais il fallait encore négocier avec leurs angoisses, ça faisait partie du contrat moral. On grandit, on part, on s’échappe — mais on continue d’envoyer des preuves de vie comme des cartes postales d’un soldat.

S’il se retrouvait dans ce bar, c’était à cause d’une fille — une vraie dinguerie ambulante, belle à gifler les saints, une beauté qui rendait fou rien qu’à penser à elle. La veille, elle lui avait proposé de venir à une fête et de dormir chez elle, « pas besoin de pyjama ;) (c’était son message) ». Il avait accepté sans réfléchir : dans la vie, les invitations pareilles, ça ne repasse pas deux fois. Il avait pris le dernier train, sa voiture pouvant exploser à chaque rond-point, et il comptait sur une heure de repos avant de la rejoindre pour une nuit dont il savait très bien qu’il ne sortirait pas reposé. Le genre de nuit où on se souvient de tout sauf du sommeil.

Il avait embarqué son ordinateur, dans un dernier élan d’homme sérieux, pour écrire quelques bricoles avant de filer au boulot. La serveuse — jolie, mariée, fidèle comme un chêne — le connaissait. Elle avait cette mélancolie propre aux gens qui se relèvent encore et encore.
« Ça va ? »
« Pas fort, mais ça ira plus tard. »
Elle n’en dit pas plus. Il ne força pas.
Quand elle lui retourna la question, il pesta intérieurement et répondit avec Kundera, parce que ça sonnait mieux que son propre chaos :
« C’est une question hyper intéressante, j’y réfléchirai et je répondrai après. »
Elle sourit. Un vrai sourire, pas celui qu’on donne en pourboire. Elle comprenait. Si on se regarde vraiment en face, on découvre qu’on ne va presque jamais bien. On va « pas trop mal », au mieux. C’est déjà héroïque.

Il écrivit ensuite à sa mère qu’il était bien arrivé au boulot — un mensonge apaisant — et qu’il allait sûrement gagner à l’Euromillion, histoire de finir sa vie à siroter des cocktails sur une plage. Elle répondrait sûrement par un « on te le souhaite » un peu naïf, et ça suffirait.

Puis il se mit à écrire.
Il aimait ça.
Pas par passion, mais par nécessité, comme on bande une plaie. Il ne savait pas s’il écrivait bien, mais c’était la seule chose dont il pensait — peut-être à tort — qu’il ne se débrouillait pas complètement mal. Et même si c’était faux, tant pis : aimer ce qu’on fait, c’est déjà plus que beaucoup.

Il régla la serveuse, se leva, et comme il lui restait un peu de temps avant d’aller s’abîmer au bureau, il décida de passer par le parc juste à côté. Novembre étalait sa splendeur mourante sur Namur : les arbres perdaient leurs feuilles avec une grâce de funérailles royales. Il aimait cette période — tout mourait, oui, mais poliment. Avec élégance. En promettant de revenir.
Ce n’était pas rien, ces promesses-là :
la joie aussi, ça revient parfois, comme les saisons.
Même si on y croit plus trop.

Au boulot, il prit deux cafés d’un coup comme un homme qui s’accroche à l’existence avec des gobelets brûlants.
Ses collègues ricanèrent :
« T’as fait quoi de ta nuit ? »
Il répondit simplement :
« J’ai tenté d’être heureux. »

Parfois il y arrivait.
Parfois pas.
C’est comme ça, la vie : un pari mal foutu, mais qu’on rejoue tous les matins.

La plume perchée de Sébastian Blysk

Par Sebastian Blysk

Ecrivain, et travailleur social (ou inversement)

Auteur d’Une Petit longue déclaration, recueil publié le 9 mars 2022
aux éditions Frison-Roche Belles-lettres.

“Les Fragments d’un chagrin” est sorti le 29 janvier 2025 aux éditions Lys Bleu

Je suis dans la rédaction d’un roman.