Partie tricoter, reviendra peut-être

Fiction.

Que faisait encore Ève dans ses rêves ?
Toujours la même foutue question, aussi absurde qu’un parapluie dans une baignoire.
Il se trouvait con d’y penser. Mais c’est comme ça : les vrais amours, ça colle à la peau comme une étiquette mal décollée sur un bocal de confiture.
Plysk voulait juste qu’on lui foute la paix. Qu’on lui rende ses dimanches. Qu’on arrête de foutre du sentiment dans sa soupe.
Mais voilà : y avait Ève.
Et Ève, c’était la pagaille en robe légère.

Elle était repartie vers son lac, ce miroir d’eau narcissique où les cygnes devaient eux aussi tomber amoureux d’elle.
Elle avait promis de revenir “quand elle pourrait”, cette phrase magique qui veut dire : jamais, mon pauvre gars.
Lui, il restait là, avec son livre, son café froid, et son cœur en mode vieux tourne-disque qui saute toujours sur la même chanson.

Le lendemain, il prit le TGV, persuadé qu’il fallait la revoir, ne serait-ce que pour comprendre ce qu’elle avait mis dans sa potion.
Il lisait un roman, enfin il essayait.
Les mots passaient devant ses yeux comme des trains fantômes.
Il pensait à elle, à son sourire de miracle mal élevé, à ses silences pleins de bruit, à son odeur de lac et de foutu renouveau.

En face de lui, un vieux nommé Robert, genre papy philosophe des wagons-cafés.
— Vous allez où ? demanda Plysk.
— Voir mon fils. Il habite près du lac.
— Celui d’Ève ?
— Peut-être. En tout cas, il aime Roger. Et ils s’aiment comme deux cœurs qui ont oublié la peur.

Plysk sourit.
Deux pédés qui s’aiment, c’est beau aussi.
Et puis au moins, ça lui laissait Ève, ce qui, dans l’état actuel du marché, relevait presque du miracle.

Arrivé à destination, il prit le bus.
Le monde lui semblait moins hostile. Même les pubs pour lessive avaient l’air sincères.
Il voulait crier :

“Prochain arrêt : Ève la sublime, Ève l’impossible, Ève la raison de tous mes naufrages !”

Il descendit, l’âme en cavale, le cœur en gilet pare-balles percé.
Devant chez elle, le silence sentait la fin d’été.
Il imagina la scène : elle ouvrirait, un cri, un saut dans ses bras, des baisers, du désordre, peut-être du café.
Les retrouvailles parfaites, version cinéma d’auteur sans budget.

Mais sur la porte, une feuille.
Scotchée comme une gifle.

“Partie tricoter avec les vieilles copines du coin. Merci de poser le colis devant la porte.”

Le facteur arriva, l’air jovial des gens qui ne savent pas qu’ils marchent sur des ruines.
— Vous signez ?
— Ouais. Pour quoi ?
— Le colis.

Il signa.
Et réalisa que c’était lui, le colis.
Un type emballé de regrets, prêt à être livré à n’importe qui, sauf à la bonne personne.

Il resta là, immobile, les mains dans les poches, à regarder le ciel qui commençait à bruiner.
Il se dit que les anges devaient avoir de sacrés problèmes de logistique pour laisser filer des femmes comme Ève.
Il pensa aussi que peut-être, un jour, il apprendrait à tricoter lui aussi. Pour combler les trous dans son cœur.

Et puis il se marra.
Un rire un peu cassé, un peu ivre, un peu libre.
Parce qu’à force de se prendre la vie dans la gueule, faut bien qu’elle te fasse rire à un moment.
Parce qu’au fond, tomber amoureux, c’est comme se jeter d’un pont :
faut juste espérer qu’en bas, quelqu’un t’apprenne à voler.

...

La plume perchée de Sébastian Blysk

Par Sebastian Blysk

Ecrivain, et travailleur social (ou inversement)

Auteur d’Une Petit longue déclaration, recueil publié le 9 mars 2022
aux éditions Frison-Roche Belles-lettres.

“Les Fragments d’un chagrin” est sorti le 29 janvier 2025 aux éditions Lys Bleu

Je suis dans la rédaction d’un roman.