4. Julian rapporte les paroles de son ami, après la lecture du roman de Peter Stamm "Agnès". Amour, littérature, rôle de l'écrivain, égoïsme.
J’ai terminé Agnès de Peter Stamm. Je t’avais dit que ça causait d’amour, mais finalement pas seulement. Il est aussi question de littérature et du rôle de l’écrivain. Avant de venir ici, je suis passé voir mon ami pour l’encourager dans sa session d’écriture, et j’en ai profité pour parler de ce roman. Il compte le lire.
Je lui ai demandé son avis sur trois passages du bouquin. C’est un mec inspirant et j’apprécie ses opinions.
Le premier passage du livre :
« Je ressentais comme une dépendance physique, j’avais le sentiment humiliant de n’être que la moitié de moi-même lorsqu’elle n’était pas là. Tandis que lors de mes précédentes liaisons, j’avais toujours revendiqué beaucoup de temps pour moi seul, à présent je n’en avais jamais assez de voir Agnès. »
Et tu sais ce qu’il a répondu, ce bougre d’ami ?
« L’autre fois, je t’ai parlé de deux filles. C’est vrai qu’avec elles, dans ces histoires, je voulais toujours les voir. Pour la première, j’ai même pris des trains, traversé la frontière, juste pour aller chez elle, passer du temps ensemble, s’aimer intensément. Lorsque je la quittais, lorsque le quai disparaissait avec elle, le manque arrivait. J’aurais pu faire demi-tour directement. Plus elle n’était là, plus elle devenait envahissante. Pour l’autre aussi, ça me démangeait de la voir tout le temps. Une fois, je me suis gelé les burnes dehors, seul, à l’attendre pendant des heures, juste pour un bref moment ensemble. Amoureux, on suit toujours un seul chemin. »
Avant de te livrer le deuxième extrait, sers-moi une bonne Paix Dieu !
« Si je vais voir Agnès maintenant, pensais-je, alors ce sera pour toujours. C’est difficile à expliquer, mais bien que je l’aimais, que j’étais heureux avec elle, j’avais tout simplement, sans elle, l’impression d’être libre. Et la liberté avait toujours été pour moi plus importante que le bonheur. Peut-être est-ce cela que mes petites amies successives avaient appelé égoïsme. »
Mon ami m’a alors lancé :
« La liberté est plus vaste que le bonheur, justement parce qu’elle ne s’arrête pas. Le bonheur, l’amour, c’est grand, mais ça s’interrompt, ça reprend, et il y a souvent de longues pauses. J’avoue qu’avec la dernière, je voulais trop garder ma liberté, ne penser qu’à ma petite gueule. Comme un principe. Elle ne pensait qu’à elle aussi, et même plus, il faut le signaler. Je n’étais pas si salaud. »
Mon ami a toujours le chic pour ne pas assumer, je sais bien.
Voici le dernier extrait. « Je me demande parfois si les écrivains savent vraiment ce qu’ils font, à quoi ils s’engagent. »
« Ils ne savent rien. Tu sais ce qui est le pire, je pense, pour les meilleurs d’entre eux ? C’est qu’ils s’en fichent. De ce que leurs mots peuvent faire ressentir. Ils écrivent parce qu’ils ont mal, parce qu’ils veulent oublier, s’échapper, voyager, ou inventer. Ils se moquent de savoir s’ils vont provoquer des joies ou des pleurs. Même après publication, au fond, ils s’en branlent, avec peut-être quelques petits regrets. »
Bref, mon ami continue d’écrire. Il est content de ce qu’il fait. En tout cas, ce roman Agnès m’a bouleversé. Agnès voulait qu’il écrive une histoire sur elle, et l’amoureux s’est vu dépassé par l’écrivain, qui visualisait autre chose. Juste pour lui, je crois. Comme disait mon ami à propos des écrivains : il ne faut jamais écrire sur un amour qui commence. On cherche trop à plaire et on rate la vraie histoire.
J’ai ramené le bouquin, tu pourras le lire à l’occasion. À bientôt !