17 octobre : Journée internationale pour l'élimination de la pauvreté

"Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance en ce monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut détruire la misère. Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire." Victor Hugo

Je viens d’un milieu modeste. Très modeste, même. Pas la misère, non. Plutôt cette zone grise où on se débrouille, où on compte sans trop le dire, où la vie s’invente avec trois fois rien. Enfant, je croyais qu’on était riches. Je pensais que tout le monde vivait comme nous : une petite chambre, des habits à petit prix qu’on disait “tendances”, une console achetée quand elle n’intéressait plus personne. J’étais heureux, naïf, protégé par le mensonge le plus noble qui soit : celui de parents qui font croire à leurs enfants que tout va bien.

Ils savaient, eux. Que la fin du mois arrivait au milieu. Que parfois, le frigo sonnait creux, mais qu’on disait juste “on mangera léger ce soir”. Ils savaient, et ils aimaient assez fort pour que je ne voie rien. C’est ça, la vraie richesse : faire croire à un enfant qu’il ne manque de rien alors qu’on se prive de tout.

Plus tard, j’ai compris. J’ai vu la fatigue dans leurs yeux, les sacrifices silencieux, les calculs mentaux à la caisse du supermarché. J’ai compris que l’amour ne remplit pas un frigo, mais qu’il peut te sauver de la honte. Aujourd’hui, je ne suis toujours pas riche. La fin du mois arrive trop tôt, les prix s’envolent, et la vie, elle, s’en fout.

Je travaille dans ce qu’on appelle “l’humain”. Ça veut dire qu’on voit tout, qu’on ramasse les morceaux. Dans l’aide à la jeunesse, j’ai croisé des gamins à la rue, des mômes abandonnés, des adolescents qui dealent, volent ou se vendent pour survivre. D’autres qu’on place dans des foyers parce que les parents ont tout perdu : la force, la foi, la tête. Dans l’insertion, des gens qu’on recale sans un mot, trop vieux, trop fatigués, trop cabossés pour le monde d’aujourd’hui. Des boulots durs, des salaires maigres, des familles qui comptent les centimes en espérant que ça passe.

Et dans la santé mentale, c’est le cœur du gouffre. Des gens qui n’en peuvent plus, qui veulent simplement arrêter d’avoir mal. J’ai un patient, venu de Gaza, qui a sorti des décombres le corps de sa femme, et celui de sa fille d’un an, la moitié du crâne arrachée. Trois tentatives de suicide depuis. Trois. Et toujours vivant. Je ne sais pas si c’est du courage ou une malédiction.

Autour de moi, dans mon métier comme dans la rue, je vois la pauvreté qui s’étend comme une tache d’huile. Elle gagne du terrain pendant que d’autres s’empiffrent en millions, en milliards, planqués derrière leurs sociétés-écrans et leurs sourires de façade. Les vrais assistés, ce sont eux. Ceux qui fraudent le fisc et dorment tranquilles. La fraude sociale, c’est une broutille à côté de ce scandale permanent.

Je ne crois plus en la politique. C’est un théâtre sans âme où les mêmes discours tournent en boucle. Mais parfois, malgré tout, je me surprends à espérer. Qu’un jour, comme l’a rêvé Victor Hugo, la misère soit éradiquée. Pas réduite, pas gérée : éradiquée.

C’est sans doute naïf, oui. Mais il faut bien garder une lumière, même tremblante. Parce qu’à force de vivre dans le noir, on finit par s’y faire. Et c’est là que tout crève — pas d’un coup, non, mais lentement, par consentement.

La plume perchée de Sébastian Blysk

Par Sebastian Blysk

Ecrivain, et travailleur social (ou inversement)

Auteur d’Une Petit longue déclaration, recueil publié le 9 mars 2022
aux éditions Frison-Roche Belles-lettres.

“Les Fragments d’un chagrin” est sorti le 29 janvier 2025 aux éditions Lys Bleu

Je suis dans la rédaction d’un roman.